Reporterre | 11 avril 2024 | Reportage – monde

Face aux destructions environnementales à Gaza et en Cisjordanie, le mouvement écologiste israélien est clivé. Alors que beaucoup soutiennent les efforts de guerre ou restent silencieux, certains luttent pour un futur partagé.

Al-Zawiya (Cisjordanie) et Tel-Aviv (Israël), reportage

« Traîtres », « Vous méritez de mourir comme les Gazaouis ». Les insultes lancées par des passants aux manifestants antiguerre font froid dans le dos. Des centaines d’Israéliens s’étaient réunis fin février au centre de Tel-Aviv pour une manifestation contre l’opération israélienne à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, et les tensions au sein de la société israélienne sont apparues en plein jour. « On fait face à une répression très intense venant de toutes parts, et les violences policières sont particulièrement effrayantes », dit Timna, jeune activiste antiguerre, vêtue de blanc comme une trentaine d’autres « Femmes en blanc ».

Ce collectif formé spontanément après le début de la guerre à Gaza essaie d’offrir un espace à l’abri des violences policières pour les femmes et les Palestiniens. « Pour nous, Israéliennes et juives, c’est important de dire que la guerre ne se fait pas en notre nom, et d’exiger la fin de l’occupation », affirme Timna, qui a auparavant milité dans des organisations anarchistes contre le mur de séparation. Quelques rares manifestants prennent le risque de brandir des pancartes « Stop au génocide », un autre se fait confisquer un drapeau jordanien parce qu’il ressemble trop au drapeau palestinien.

Une manifestante tient une pancarte « Stop génocide à Gaza » à Tel-Aviv, le 29 février 2024. © Philippe Pernot / Reporterre

Dans une société militarisée et mobilisée pour l’effort de guerre à Gaza, qui a fait plus de 32 000 morts depuis le 7 octobre, difficile de porter des voix discordantes. Pour cause : l’intense campagne de « hasbara », la propagande militariste du gouvernement de Benyamin Netanyahou, qui compte plusieurs ministres membres de l’extrême droite ultranationaliste et coloniale israélienne. Les drapeaux palestiniens et les slogans abordant Gaza sont criminalisés et la cible d’arrestations, et même des familles des 132 otages retenus dans l’enclave ont été brutalisées par la police. Face à la chape de plomb, les militants israéliens doivent réinventer leurs luttes afin de survivre.

Le mur de séparation longe une autoroute et des colonies, paysage défiguré typique de la Palestine occupée, près de Bethléem. © Philippe Pernot / Reporterre

Un mouvement écologiste divisé

Il en va de même pour les écologistes, qui se sont retrouvés divisés par la guerre. Un exemple saisissant est venu illustrer ce conflit interne à l’écologie israélienne quand Greta Thunberg a publié sur X, le 20 octobre dernier, un tweet dénonçant les agissements israéliens à Gaza en brandissant un panneau « Free Palestine ». Plus d’une centaine d’écologistes israéliens ont alors publié une lettre ouverte la condamnant pour « antisémitisme » et regrettant qu’elle « divise » ainsi le mouvement climat mondial. Alors que des associations israéliennes, palestiniennes et internationales dénoncent un risque de génocide doublé d’un écocide à Gaza, la majeure partie du mouvement écologiste israélien s’est montrée silencieuse.

« Bien trop souvent, les écologistes ici se voient comme apolitiques et n’arrivent pas à penser en dehors des frontières israéliennes, ni à voir ce qui se passe vraiment à quelques kilomètres seulement », explique Ya’ara Peretz, confondatrice de One Climate, un groupe écolo qui entend mener un activisme « plus inclusif et plus politique ». Comme beaucoup d’autres jeunes activistes, elle a fait ses armes auprès de Green Course, un mouvement écolo principalement estudiantin, avant de contribuer à créer les branches israéliennes de Fridays for Future et Extinction Rebellion.

« En 2016, on organisait des manifestations en soutien aux Bédouins du Néguev [une minorité musulmane en Israël], qui sont expulsés pour laisser place à des mines ou à des projets climaticides. Mais la plupart des écologistes israéliens disaient que c’était pour protéger l’environnement en premier lieu — les Bédouins n’étaient pas leur priorité », explique-t-elle.

L’activiste écologiste et anti-occupation Ya’ara Peretz sur la terrasse de son appartement à Tel-Aviv, fin février 2024. © Philippe Pernot / Reporterre

Et d’ajouter : « Pourtant, on ne peut pas protéger l’environnement sans lutter contre l’occupation israélienne en même temps. Il existe une hiérarchie des victimes de l’injustice climatique, et les Palestiniens sont les plus mal lotis. »

La liste des destructions environnementales imputées à Israël contre les Palestiniens est longue : pollution industrielle, colonisation de terres agricoles, confiscation de rivières et de puits, construction de colonies industrielles et destructions à Gaza. La militante reconnaît que la vingtaine de membres de One Climate sont isolés au sein de la société israélienne et se font souvent traiter de traîtres ou même d’antisémites par les membres du mouvement écolo eux-mêmes.

Pour une solidarité intersectionnelle

Pas étonnant, selon Omry, membre de Culture of Solidarity, un collectif d’activistes basés à Tel-Aviv : « Le gouvernement, les médias, l’école et le service militaire obligatoire nous obligent à haïr et à craindre les Palestiniens, à les voir comme des terroristes. » « Réaliser ce qui se passe en Palestine est un processus qui prend des années, tellement nos cerveaux ont été lavés », poursuit celui qui s’est engagé auprès de Breaking the Silence (Briser le silence), une organisation de vétérans critiques des guerres menées par Israël, peu après avoir accompli son service militaire obligatoire en 2010.

« House of Solidarity », le local de l’association, est perché à l’étage d’une cour intérieure décorée de lampions et de graffitis et sert à de multiples initiatives. Une imposante banderole « Books not Bombs » (« Des livres, pas des bombes ») invite à piocher dans la librairie collective des ouvrages queer, anarchistes, écolos, féministes et antiracistes. En face s’entassent des rangées de denrées alimentaires qui seront distribuées 1 à 2 fois par semaine.

« Pendant le Covid, nous aidions les personnes âgées isolées, les minorités racisées et marginalisées du pays, mais le besoin est encore là, explique Omry. Depuis la guerre, on organise aussi des collectes pour la Cisjordanie. » Promouvant l’aide mutuelle et l’autoorganisation, les activistes du collectif sont nombreux à se rendre aux manifestations en soutien aux Palestiniens — voire à pratiquer l’action directe non violente.

Action directe

La petite ville palestinienne d’al-Zawiya, dans le nord de la Cisjordanie occupée, attire ces actions. Des collines parsemées d’oliviers s’étendent à perte de vue, striées de terrasses en pierres anciennes. Le panorama pourrait être paradisiaque si ce n’était le trou béant d’une carrière de pierre située à quelques centaines de mètres de la ville. Exploitée par une succursale de HeidelbergCement depuis 1986, elle cause de nombreux cas de cancers respiratoires dans les cinq localités palestiniennes dont elle occupe les terres.

Aujourd’hui, une autre menace pèse sur la région : une vaste zone industrielle, comprenant un cimetière juif pour les colonies environnantes, doit être construite autour de la carrière, sur une superficie de 3 000 hectares. « Il s’agit d’un corridor écologique dans lequel vivent et prospèrent de nombreuses espèces endémiques ; l’une des seules zones où elles peuvent encore se déplacer librement », explique Ya’ara Peretz. Ces terres ont déjà été confisquées aux habitants de cinq villes palestiniennes, dont al-Zawiya, de l’autre côté du mur.

Azmi Shqer, ingénieur de la municipalité d’al-Zawiya, se rend devant la carrière opérée par HeidelbergCement sur des terres palestiniennes occupées, et où une zone industrielle va être construite. © Philippe Pernot / Reporterre

One Climate s’est également fait connaître par des actions de désobéissance civile et des actions directes contre des entreprises impliquées dans le projet. « En 2020, nous avons réussi à bloquer l’entrée de la carrière pendant plusieurs heures en nous enchaînant les uns aux autres et en construisant des trépieds en bois », explique Ya’ara Peretz.

La pollution de l’air ronge les feuilles des oliviers, qui dansent dans la brise printanière. Soudain, un véhicule tout-terrain monte une colline à côté de la carrière et un autre groupe d’activistes climatiques, souhaitant rester anonymes, en descend. Ils repèrent les lieux en vue d’une nouvelle action de désobéissance civile.

Reporterre ne peut qu’observer les activistes à distance : le mur de séparation nous sépare. Il est impossible de les rejoindre sans faire un grand détour et risquer de franchir des postes de contrôle militaires. Après deux heures de travail de reconnaissance, les militants ont pris leur voiture et sont rentrés à Tel-Aviv. « Notre visite a été un succès, nous pouvons commencer à planifier notre prochaine action », se réjouit l’un des militants au téléphone.

One thought on “ En Israël, les écologistes pacifistes sont ostracisés ”

Leave a comment